La décolonisation, c’est quoi, pour nous ?
À l’occasion du 30ème anniversaire de notre organisation, nous sommes très heureuses et heureux de vous partager notre podcast « La décolonisation, c’est quoi, pour nous ? ».
Dans ce premier épisode, celles et ceux qui font aujourd’hui RCN Justice & Démocratie – membres de notre Assemblée Générale (AG), de notre Organe d’Administration (OA), et de l’équipe en RDC, au Rwanda, au Burkina Faso et en Belgique – partagent, tour à tour, ce que ce terme, « décolonisation », signifie pour elles et eux. Révélant une diversité de perspectives, ces propos mettent en lumière la complexité du sujet et l’importance du travail interne auquel nous avons décidé de nous atteler. Nous partons du principe que la décolonisation est une réflexion qui part d’abord de soi-même, pour parvenir à une posture collective qui assume en son sein, de réfléchir aux diverses contradictions qu’elle fait émerger.
La décolonisation : une réflexion collective au cœur de nos 30 ans
Depuis sa création en 1994, notre organisation conçoit la justice comme un pilier du vivre-ensemble et un levier de transformation sociale, défendant notamment l’idée que pour servir la société et les personnes, la justice doit s’adapter aux contextes sociaux, économiques et culturels dans lesquels elle se déploie. RCN J&D s’inscrit donc dans une approche plurielle de la justice. Cette vision de la justice nous amène à soutenir au-delà de la seule réponse judiciaire, l’ensemble des mécanismes aptes à résoudre durablement les conflits et à répondre aux besoins de réparation des victimes. Ainsi, dans le contexte des sociétés africaines dans lesquelles RCN J&D est active, nous apportons une attention particulière au pluralisme juridique où plusieurs sources juridiques coexistent, en particulier la coutume et le droit positif. Or dans de nombreux États anciennement colonisés, la justice coutumière a souvent été dévalorisée et assujettie au système judiciaire. Cela engendre des enjeux de pouvoir et de légitimité entre les acteurs tout en dévalorisant un héritage juridique et culturel fondamental pour l’organisation de la vie sociale. Ce constat met en évidence des enjeux décoloniaux et de souveraineté nationale, dans lesquels s’inscrit notre approche, notamment à travers la mise en œuvre de programmes visant à une articulation constructive entre justice coutumière et justice judiciaire.
Au-delà de notre vision de la justice et de ses fondements décoloniaux, nous menons depuis une vingtaine d’années des activités en Belgique, qui s’inscrivent, depuis leur lancement, dans une réflexion sur l’aspect « unilatéral » du secteur de la coopération au développement. Ainsi, dès 2006, ces activités se sont articulées dans une démarche d’inversion des flux avec la volonté de rompre le schéma du « Nord » qui apprendrait au « Sud » en apportant son expertise occidentale. A titre d’exemple, entre 2006 et 2009, notre association a décidé de produire, à destination du public belge, une série radiophonique reprenant des témoignages de penseur·ses et activistes rwandais·es, burundais·es, congolais·es, bosniaques et cambodgien·nes afin d’ouvrir des espaces de paroles et de sensibilisation sur la façon de résister aux crimes et violences de masse ici et ailleurs. La volonté était, et reste aujourd’hui encore, de nourrir la réflexion et la sensibilisation sur le vivre ensemble en Belgique en apprenant des pratiques, réflexions et expertises du « Sud » global.
Plus récemment, en 2022, dans le cadre des programmes quinquennaux financés par la coopération belge au développement, les organisations belges, dont RCN Justice & Démocratie, se sont engagées formellement dans une approche « Diversité et décolonisation » avec pour objectif la prise en compte de ces enjeux dans leurs interventions et le développement d’une démarche autoréflexive sur ces sujets1.
Un travail continu de déconstruction, de questionnements et de remises en question
Si notre vision de la justice s’inscrit par essence dans une démarche décoloniale, tout comme certaines de nos activités en Belgique, nous sommes pleinement conscient·es que s’emparer de cet enjeu implique aussi de s’assurer que notre propre structure reflète ces valeurs. Ce n’est qu’en travaillant sur nous-mêmes, en nous engageant dans un processus de déconstruction, que nous pourrons réellement apporter un changement durable. Ce processus est un processus continu qui requiert beaucoup de persistance et qui peut s’avérer parfois inconfortable. Cela exige un profond travail collectif et organisationnel, qui peut aussi inclure, pour l’ensemble de nos collaborateur·ices, une remise en question personnelle, de sa propre vision du monde et de son rôle dans le secteur de la coopération. Cette remise en question peut être douloureuse2.
Par ailleurs, décoloniser notre organisation et nos pratiques doit se faire d’une manière transversale et non au seul niveau programmatique : tous les domaines sont concernés, de nos politiques RH à nos relations partenariales, en passant par notre communication ; dans un contexte qui voit également s’opposer des résistances et des divergences à cette remise en question.
- Relations partenariales
Pour nous, la décolonisation implique un changement profond dans notre manière de travailler dans les pays où nous intervenons. Or nos relations partenariales ne sont pas exemptes de rapports de pouvoirs problématiques, et ce de par la nature même du secteur où les ONG occidentales mobilisent les financements pour ensuite appuyer des partenaires dans des pays du “Sud” global. En prendre conscience au sein de notre organisation est une première étape ; pour autant le chemin est encore long pour parvenir à des relations partenariales saines et équilibrées.
Depuis quelques années, nous essayons de nous attaquer à ce défi, afin de passer d’un partenariat « d’exécution » à un partenariat réellement égalitaire. Notre volonté est de pouvoir véritablement co-construire avec des organisations dont nous partageons une vision commune de la justice, des solutions qui répondent aux réalités locales ici et ailleurs. Il ne s’agit donc pas simplement d’appui technique ou financier, mais de travailler à des alliances et partenariats qui s’inscrivent dans un apprentissage mutuel et des stratégies communes ou complémentaires.
Dans cette optique, pour la première fois dans l’histoire de notre organisation, nos partenaires ont été pleinement associé·es au processus d’élaboration de notre nouvelle stratégie à 10 ans. Ainsi, lors d’un atelier de 3 jours organisé à Kigali cet été, des membres d’organisations partenaires rwandaises – Haguruka, Pax Press, Association Modeste et Innocent, burkinabée – CINESDA- et congolaises – COMEN, Forum Ami de la Terre, UCOFEM- ont activement contribués, aux côtés de l’équipe de RCN J&D, à la définition de nos objectifs pour les 10 prochaines années.
Nos engagements dans le domaine sont en cours de formalisation, en particulier à travers la refonte de notre politique partenariale ; sa mise en œuvre effective et son évolution continue restera une priorité pour les prochaines années.
- Nos activités en Belgique
Ces réflexions nous amènent également à considérer la question du traitement du passé colonial comme une des grandes priorités pour la suite de nos interventions en Belgique. La remise en question des structures de pouvoir héritées de la colonisation, qui imprègnent encore notre société, ce “présent colonial”, implique nécessairement d’élargir nos activités d’éducation mémorielle et de citoyenneté critique à l’analyse des récits historiques dominants sur le passé colonial, notamment à travers le développement d’outils pédagogiques spécifiques. Notre récente conférence, organisée à Bruxelles, sur les racines coloniales du génocide perpétré contre les Tutsi illustre également cette volonté.
Enfin, nos réflexions stratégiques et les questionnements en lien avec nos activités sur le continent africain – principalement axées sur une analyse critique des modes de justice et la promotion d’une justice plurielle – ont nécessairement mis en perspective la nécessité de repenser nos actions dans notre propre pays, la Belgique. Il nous parait désormais important, de questionner, aussi, nos modèles et pratiques en matière de justice ici en Belgique et plus largement en Europe. Cela implique d’engager un dialogue avec toutes les personnes concernées : citoyen·nes, acteur·rices sociaux·ales de la justice, responsables judiciaires et politiques. Il est également essentiel de valoriser les initiatives citoyennes et de nouer des partenariats avec des acteur·ices qui proposent des réponses alternatives aux besoins de justice, telles que les cercles de parole en justice restaurative, la médiation, etc.
Un podcast pour continuer la conversation
Ce travail de déconstruction est donc en cours mais beaucoup reste à faire. Notre engagement doit prendre diverses formes, et de nombreux chantiers sont à venir : des formations en interne, l’actualisation de nos politiques internes à tous les niveaux, et surtout un dialogue constant entre les différents membres de l’organisation au siège, dans les pays où nous intervenons, au sein de l’OA et de l’AG ainsi qu’avec nos partenaires.
Ce podcast est une invitation à poursuivre cette réflexion ensemble. Nous espérons que ces échanges inspireront à la fois nos collaborateur·ices, nos partenaires et nos auditeur·rices à s’engager plus profondément dans ce processus qui nous parait essentiel. Nous avançons pas à pas, en commettant des erreurs tout en tirant des apprentissages, en écoutant nos partenaires et en ajustant nos pratiques. Pour notre anniversaire, notre vœu est de parvenir à être une organisation véritablement transparente, inclusive et respectueuse des diversités, en cohérence avec la vision de la justice que nous défendons maintenant depuis 30 ans, ici et ailleurs.
Production : RCN Justice & Démocratie
Voix : Samira Gazzaz, Amani Aayadi, Tiffany Nzeyimana, François-Xavier Nsanzuwera, Malachie Kapulo, Abdel Rahmane Diop, Juvens Ntampuhwe, Honorat Sognon, Innocent Dunia, Gabin Bady Kabuya, Achille Tiem, Innocent Mwumvikano, Hubert Nzakimuena, Edem Comlan, Valérie Rosoux, Audrey Laviolette, Mathilde Pinamonti, Brune Mercier, Hélène Morvan, Loredana Alen, Noëmie Martin, Franck Foucher, Michel Boulanger, Dominik Kohlhagen, Pierre Vincke, Serge Bailly, Joël Phalip et Pascaline Adamantidis.
Musique : Gary MOONBOOTS
Date : 28 octobre 2024
Durée : 29 minutes
Enregistrement : L’enregistrement a été réalisé à distance, lors de la seconde partie d’une Assemblée générale en vidéo-conférence.
1.CEC. « Trajectoire “Diversité et décolonisation” : quels enjeux et avancées pour le secteur ONG ? », https://www.cec-ong.org/actualite/diversite-et-decolonisation.html
2.Jablan J. « La diversité au sein du secteur des ONG de coopération au développement : état des lieux et pistes d’action », https://sodivercity.bruxeo.be/fr/la-diversité-au-sein-du-secteur-des-ong-de-coopération-au-développement-état-des-lieux-et-pistes
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