Hommage à Etienne Le Roy

En février 2020, Etienne Leroy est décédé. Son œuvre a constitué une observation participante et une expertise des pratiques juridiques en privilégiant deux domaines, la justice et les politiques foncières sur des terrains africains, européens et américains. Auteur de nombreux ouvrages dont Le jeu des lois, une anthropologie « dynamique » du droit (LGDJ, Paris, 1999) et Les Africains et l’Institution de la Justice (Dalloz, Paris, 2004), et La terre de l’autre (2011), Étienne Le Roy considère le « foncier » comme un fait social total à partir duquel il renouvelle l’anthropologie juridique.

RCN J&D avait rencontré à plusieurs reprises Etienne Le Roy et travaillé certains de ses écrits. Il faisait partie de ceux qui ont guidé les orientations stratégiques de notre ONG.

Cet anthropologue du droit disait depuis longtemps, tout comme un autre ami de RCN J&D, Jacques Vanderlinden, professeur émérite d’histoire du droit à l’ULB, que contribuer au développement de la justice en Afrique passe par la refondation de la politique judiciaire. Aujourd’hui, alors que son successeur à Paris Sorbonne au laboratoire d’anthropologie  Camille Kuyu retisse un lien avec RCN Justice é Démocratie, il est opportun de rappeler quelques-unes des luttes intellectuelles qu’il a menées durant toute sa carrière.

En 1997 il rappelait notamment [i] qu’alors que l’exercice de la justice est un pilier de l’Etat de droit, concept qui succède à celui de civilisation imposé par le colonisateur, elle est totalement discréditée. Outre les raisons suffisamment connues et jamais résolues malgré les experts et gros moyens financiers alloués par les diverses coopérations et ministères de la justice, Etienne Le Roy démontrait à chacune de ses interventions que la cause première n’était pas la pauvreté, ni les pratiques de corruption inhérentes aux sociétés concernées, mais le caractère exogène des normes appliquées à des populations dont on exigeait qu’elles s’adaptent à ce droit exogène alors qu’il eut fallu que ce droit s’adapte aux populations et à leurs coutumes.

Alors que le colonialisme est aujourd’hui vilipendé à raison, mais trop tard pour que ce ne soit suspect, il y eut avant E. Le Roy d’autres juristes et anthropologues qui questionnaient la justesse de l’imposition du droit et s’étonnaient de la disparition de la coutume dont ils pensaient qu’elle était indispensable à la cohésion sociale et qu’il ne fallait pas la discréditer sans la connaître tant elle comportait de cohérence et de valeurs. On sera surpris notamment de lire Sohier qui fut procureur au Congo dans les années 1930 et qui fonda avec d’autres un bulletin des juridictions coutumières. « Beaucoup de conseils donnés par les administrateurs aux juges coutumiers masquent  complètement  la filiation aux anciennes juridictions coutumières avec pour effet qu’elles leur donnent une existence artificielle et détruisent le pouvoir des chefs au lieu de le consolider » et plus loin il ajoutait « alors que cette juridiction est censée traiter des grandes causes, elle ne tient la place pour le moment que d’une annexe du tribunal de police ». Nous étions en 1930 et c’est un colonisateur qui écrit ceci. Comble d’ironie il ajoutait qu’il faudrait beaucoup de temps pour corriger cette tendance. Il maniait le temps non comme des managers, lesquels le confondent avec l’horloge déterminée (encore une fois) par la temporalité budgétaire des régimes nationaux et des organisations internationales gouvernementales et non-gouvernementales, mais comme une temporalité, c’est-à-dire un suivi pas à pas de l’évolution des mentalités, mœurs, croyances d’une société qu’il convient de liée à celle du droit. Son expression résume cette posture : « devancer le droit endogène, c’est risquer d’être artificiel et nuisible ». Sans doute, cela bloque plus l’évolution que cela ne la favorise.

C’est pourquoi dans le concept de changement de comportement, il faut hélas voir aujourd’hui le même empressement que celui qui concourut à discréditer aux yeux mêmes des autochtones leurs propres coutumes. Alors qu’il fallait en ces temps-là, avoir le courage de ne pas tout bousculer pour que cela avance, de quel courage avons-nous besoin aujourd’hui ? Le Roy nous propose une attitude, une posture fondamentale : celle d’une option pour une refondation de la justice, laquelle serait à la fois la découverte des traditions, des cultures, de ses racines, des pratiques sociales, tout en s’ajustant à la modernité. Elle doit conjuguer les deux forces et créer une théorie interculturelle du droit africain, base d’un pluralisme judiciaire, nous disait Etienne Le Roy, pluralisme qui renvoie à la multiplicité des sociétés et de leur temporalité dans un même Etat. Il développe cette idée notamment en proposant des modalités d’adhésion aux lois à travers des mécanismes sociétaux basés sur l’adhésion, la discussion, et plus en retrait, le modèle occidental de l’imposition. A lire absolument….

Les dirigeants, des magistrats régulièrement  pris dans un engrenage corporatiste, les experts étrangers et les bailleurs de fonds méconnaissent trop souvent, comme le firent les magistrats coloniaux, les modes de résolution de conflit de la plupart des citoyens africains, ce qui immobilise toute dynamique de changement à long terme de la politique judiciaire.

Les études ne suffisent plus. Il faut créer des modèles pluri juridiques, lesquels seraient, d’être localisés, plus adaptés à la situation socio-économique et plus conforme à l’écologie. L’écologie pourrait-elle être le lieu commun de la modernité exogène et de la coutume vivante (à ne pas confondre avec la tradition) et endogène ?

Pierre Vincke


[i] Afrika Spectrum 32 3 311-327


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